Jean Suzanne - Une protection à… l'infini

11/02/2011 20:51

Le problème de conflit d'intérêts est au coeur des débats: ici même, avec l'affaire Medpoint et la condamnation, cette semaine, à six mois de prison d'un ancien Lord-maire du MSM, Tirat Moossun, pour avoir accordé un étal au marché de Port-Louis à sa soeur; et ailleurs, en France notamment, où les discussions vont bon train sur la manière de mieux encadrer ce qui constitue un élément qui est au coeur de la corruption.

Le problème du conflit d'intérêts n'a pas empêché que le Premier ministre ait eu comme conseiller spécial en matière de technologies de l'information et de la communication (Tic), du 10 août 2005 au 14 mai 2010 un certain Jean Suzanne, alors même que ce dernier avait maintenu ses activités en tant que directeur et opérateur dans le même secteur, à Infinity tout au long de son affectation auprès de Navin Ramgoolam. Retour sur un cas d'école, celui d'une protection à l'infini qui finit aujourd'hui avec une grève de la faim de jeunes parents salariés en attente de leurs dus depuis trois mois et qui sont restés sans le sou pour les fêtes de fin 2010.

La question de conflit d'intérêts avait pourtant été posée le 29 juin 2010, à l'Assemblée nationale par le député du MMM Kee Chong Li Kwong Wing en ces termes: "Mr Speaker, Sir, in view of the fact that the appointment of such type of advisers leads to conflict of interests..." mais il fut, comme cela se passe souvent, interrompu par le Speaker, qui avait déclaré la question irrecevable alors que l'interpellation initiale de Rajesh Bhagwan portait précisément sur les conditions de service de ce conseiller spécial de Navin Ramgoolam.

C'est sous le gouvernement MSM/MMM que Jean Suzanne démarre ses activités à Infinity BPO en 2004. Il est le premier à aménager à la cybertour à Ébène sur les terres d'Illovo. L'entrepreneur reçoit même le sacre suprême de notre confrère de l'Express qui en fait son "homme de l'année 2004". C'est l'époque où le PTr qualifiait le projet de développement des Tic "d'éléphant blanc" et que le Premier ministre d'alors, Sir Anerood Jugnauth, parlait du deal Illovo comme d'une manne "godsend" et qu'il pariait, avec raison, sur l'avenir des Tic. Qu'importe, c'est dans le camp de Navin Ramgoolam que Jean Suzanne va se ranger.

Et c'est lui-même qui, après avoir intégré le Bureau de Navin Ramgoolam comme conseiller spécial, révélera qu'il avait "intégré son dispositif de campagne" aux élections générales de 2005 aux côtés des Amédée Darga et autres Rama Sithanen, Dan Callikan et Cader Sayed Hossen.

C'est d'ailleurs la logistique de son centre d'appels qui avait été utilisée pour ses appels impromptus faits au domicile des abonnés privés de Mauritius Telecom où on pouvait entendre la voix de Navin Ramgoolam invitant les électeurs à voter pour lui et pour son alliance sociale en juillet 2005.

Jean Suzanne, pourtant plus Parisien qu'enfant des ghettos mauriciens, faisant quand même figure de symbole, sera, quelques semaines après les élections, nommé conseiller spécial de Navin Ramgoolam en matière d'informatique.

On a jamais su ce qu'il a vraiment fait à ce poste si ce n'est de souhaiter que Maurice "devienne une Silicon Valley africaine" mais ce dont on est certain c'est qu'il se prévaut des avantages attachés à la fonction et qu'il commande, tout comme son patron le chef du gouvernement, une Aston Martin, la fameuse voiture de James Bond.

Le côut sur route alors est de Rs 14 millions et de Rs 6 millions hors taxe. Une telle cylindrée aurait dû coûter bien plus cher, aux environs de Rs 20 millions mais Rama Sithanen, bien conseillé sans doute, avait eu la bonne idée de réduire les droits de douane sur les grosses bagnoles dans son premier budget de 2006.

Pour la petite histoire, il faut savoir que cette voiture avait fait l'objet d'un entrefilet dans les colonnes de la Lettre de l'Océan Indien en juillet 2007. Jean Suzanne, qui était le temps d'un week-end à Rodrigues, avait prêté sa limousine à un autre conseiller spécial de Navin Ramgoolam, Alain Gordon-Gentil. Petites gâteries entre potes quoi...

C'est à la même époque que le peuple mauricien apprend avec étonnement, et amusement aussi, que le conseiller a eu la malchance de se faire voler sa montre valant Rs 1 million alors qu'il séjourne dans le luxueux établissement hôtelier Shanti Ananda à St Félix. Comme, selon la classification policière, cette affaire relève du "high profile case", c'est tout un branle-bas qui a lieu avant que le précieux objet ne soit retrouvé. Il avait été subtilisé par un membre du personnel.

Conflit ouvert avec Etienne Sinatambou

Ce qu'on sait aussi du passage de Jean Suzanne au PMO, c'est qu'il s'est très vite retrouvé en position de conflit ouvert avec le ministre de tutelle Etienne Sinatambou. Et comme c'est le cas de certains protégés de Navin Ramgoolam qui ne respectent rien et encore mois la hiérarchie, Jean Suzanne ne s'était pas gêné pour critiquer le ministre d'alors, l'accusant même d'être "rongé par son ego". Lorsqu'on connaît le tempérament de l'un et de l'autre, on peut quand même rigoler en face d'une telle réflexion.

Toujours est-il que le ministre le lui rend bien puisqu'il ne se fait pas prier, en 2006, pour communiquer des réponses exactes et assassines aux questions du député du MSM, Sunil Dowarkasing sur les dettes d'Infinity BPO auprès d'une filiale de Business Parks of Mauritius Ltd, la Cyber Properties Ltd, propriétaire des tours d'Ébène.

Malgré la parade des ses conseillers légaux habituels, Gavin Glover et Danielle Lagesse, tendant à minimiser l'affaire, les faits restent têtus, Jean Suzanne doit près de Rs 10 millions à CPIL. L'affaire n'évolue pas et cette compagnie décide, en 2008, après accumulation d'arriérés dus de Rs 42 millions, de demander la mise en liquidation d'Infinity. Une procédure qui va durer plus de trois ans.

La 'patience' de cette institution publique n'est explicable que par le fait que le directeur d'Infinity est le conseiller spécial du Premier ministre. On sait que pour moins que ça de petites gens sont confrontées à la vente à la barre de leurs biens. Mais que voulez-vous, c'est apparemment encore une autre version de ce qu'on appelle la "démocratisation de l'économie"!

Et le plus révoltant dans toute cette histoire c'est que ce n'est que lorsqu'Infinity bénéficiera du Stimulus Package de l'État que ses dettes seront remboursées auprès de CPIL. Dans ce dossier de "stimulus", il serait aussi intéressant de situer le rôle joué par Amédée Darga, celui-là même qui animait la campagne de Navin Ramgoolam avec Jean Suzanne en 2005 et qui l'avait aussi amené sur le conseil d'administration d'Enterprise Mauritius.

Jean Suzanne est toujours le conseiller spécial de Navin Ramgoolam lorsque les demandes de liquidation se multiplient. Après CPIL, d'autres organismes publics, à l'instar de l'Université de Maurice, se voient obligées d'emprunter la même voie, des paiements dus autour d'un contrat de formation n'ayant pas été honorés. Même chose pour la municipalité de Quatre-Bornes, qui peine à récupérer ses arriérés auprès d'Infinity.

Côté privé, c'est pas mieux. C'est un partenaire, Altima, de René et Victor Seeyave, qui engage une procédure de demande de liquidation en vue de récupérer la somme conclue pour la cession de leurs actifs dans Infinity. Malgré une passe d'armes publique entre les conseillers légaux des deux parties, la Cour Suprême donne gain de cause à Altima et Jean Suzanne est sommé de payer Rs 8 millions aux plaignants. IBL Travel aussi avait dû recourir au même procédé pour se faire enfin payer.

La manne du "stimulus"

Ses affaires ne s'arrangeant pas et ses bonnes habitudes n'ayant en rien dérangé Navin Ramgoolam, Jean Suzanne, dont l'itinéraire avait suscité quelques interrogations depuis son installation à Maurice après un brusque abandon de ses intérêts à Reims, sévit toujours dans le giron du Premier ministre lorsque tombe la manne du "stimulus", encore un "scheme" taillé sur mesure qui ne profite étrangement qu'aux amis des puissants du jour.

Après Ram Mardaymootoo et ses usines en faillite, c'est Infinity qui bénéficie des largesses de l'État et des fonds publics. L'affaire fait grand fracas à l'Assemblée nationale fin 2009 mais comme on ne laisse jamais tomber ses petits copains, le gouvernement de Navin Ramgoolam décide de sauver le soldat Jean Suzanne, avec d'abord un programme de "burden sharing" assorti de quelque coupes dans le régime généreux des conditions de services du directeur d'Infinity et, ensuite, cerise sur le gâteau, l'acquisition par une filiale de la State Investment Corporation de son immeuble à Ébène.

Et alors que l'on croit que ses affaires s'arrangent, la nouvelle tombe le 13 décembre 2010: Jean Suzanne a été arrêté par la police pour émission de chèque sans provision d'un montant de Rs 213 579 après qu'une plainte a été logée contre lui au poste de police de la rue Pope Hennessy à Port-Louis par la firme Thomas Cook. Jean Suzanne a dû payer une caution de Rs 5 000 et une reconnaissance de dettes de Rs 10 000 pour retrouver la liberté. Le comble...

Jean Suzanne, c'est en quelque sorte une histoire de "résultat lors résultat" sur le plan personnel, Rs 375 millions pour son immeuble Infinity Tower, Rs 100 millions de "stimulus" et plus de Rs 5 millions de l'argent des contribuables pendant la même période où il conseillait très spécialement le Premier ministre.

Sauf que ces résultats se révèlent très amers en fin de compte pour 100 jeunes qui dorment à la belle étoile à Ébène, sur ce lieu qui était censé être une vitrine de l'île Maurice du 21e siècle parce que privés de salaires pendant trois longs mois. Et on nous parle de Singapour et de modernité.

WEEK-END--- dimanche 6 février 2011